Et le vin dans tout ça?
Des viticulteurs français s’appuient sur ISO 26000 pour assurer un avenir meilleur, gorgée après gorgée.
En 2020, la plupart des secteurs d’activité ont connu un profond bouleversement et, par suite de la fermeture des bars, des restaurants et des frontières, la viticulture a été l’un des plus durement touchés. Une étude récente a montré qu’en France, deuxième pays producteur de vin au monde, si la crise n’a pas eu une incidence aussi négative qu’escompté sur le secteur, tous les acteurs concernés n’ont pas été logés à la même enseigne. Alors que les consommateurs s’orientaient de plus en plus vers des achats en ligne et des choix plus éthiques, il est apparu que les entreprises viticoles capables de s’adapter rapidement et d’adopter une approche responsable sur le plan sociétal auraient les meilleures chances de survie.
Prenant de plus en plus conscience de l’évolution des tendances et de l’impact du secteur sur la société et l’environnement, de nombreux viticulteurs ont recours à ISO 26000, Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale, pour être en mesure d’apporter une contribution plus positive. Nous avons donc demandé à quelques responsables de domaines viticoles de nous en dire un peu plus au sujet de leur parcours en matière de responsabilité sociétale et de l’avenir du monde du vin.
Il serait difficile d’imaginer une France sans vin. Avec plus de quatre milliards de bouteilles produites chaque année, le vin trône à côté de la célèbre baguette au panthéon de la culture française. De surcroît, le secteur viticole contribue à attirer des millions de touristes, génère EUR 13 milliards d’exportations et emploie un demi-million de personnes.
Rendre le monde meilleur grâce au vin peut sembler une formule convenue, mais lorsqu’on se prélasse au soleil dans la belle région du Languedoc au milieu des vignes agitées par une douce brise, on en est plus aisément convaincu. « Chaque jour, notre équipe s’emploie à vinifier un monde meilleur », déclare sans la moindre ironie Bruno Le Breton, œnologue et propriétaire du Domaine de la Jasse. « De la vigne au conteneur de recyclage, toutes les parties prenantes appliquent notre philosophie de responsabilité sociétale fondée sur les principes du développement durable. »
On peut penser qu’il s’agit là de belles paroles, mais pour le Domaine de la Jasse, exploitation viticole familiale de 56 hectares proche de Montpellier, ce n’est pas une question de pure forme. Produisant environ un million de bouteilles par an et doté d’un effectif de 12 personnes fières et motivées, le domaine a été le premier de son genre en France à mettre en œuvre ISO 26000 en 2015. « En France, peu de gens comprennent la notion de responsabilité sociétale, et des labels tels que le « bio » ont davantage de poids en matière de marketing. Mais ISO 26000, bien que difficile à mettre en œuvre, nous a aidés à mieux cerner les défis auxquels nous étions confrontés et à réfléchir à tout ce que nous faisons », explique Bruno Le Breton.
La voie responsable
Non loin de là, à Montpeyroux, la cave coopérative Castelbarry prolonge cette réflexion. « Il est difficile d’expliquer aux consommateurs ce que la responsabilité sociétale signifie pour nous en tant que producteurs de vin » déclare Bernard Pallisse, Directeur général de cette entreprise de 12 employés qui regroupe 108 viticulteurs de la région. « Mais la mise en œuvre d’ISO 26000 était le prolongement logique de notre culture organisationnelle, qui adhère à des valeurs telles que la démocratie, la nécessité de jouer un rôle positif dans la communauté locale, la solidarité et le respect.
Un peu plus au nord, dans la vallée du Rhône, se trouve la Maison Gabriel Meffre, un des plus grands établissements vinicoles de la région, qui emploie 130 personnes et couvre tous les aspects de la viniculture (vinification, assemblage, mise en bouteille, expédition, etc.). Avec plus de 14 millions de bouteilles vendues par an, le domaine mène déjà ses activités dans le respect de l’environnement. Et il ne s’agit pas d’un vernis écologique. « Il nous importait d’adopter une approche structurée et évaluée – un véritable engagement à tous les niveaux », explique le PDG, Étienne Maffre.
Comme les utilisateurs d’ISO 26000 ne peuvent bénéficier d’une certification pour la norme, ces trois établissements ont mis à profit les certifications « Engagé RSE » ou « Vignerons engagés » (voir Encadré) créées par l’AFNOR, membre de l’ISO pour la France. Cela leur a permis non seulement d’exposer clairement leur démarche et de soutenir le mouvement, mais aussi de pouvoir être contrôlés par un évaluateur tiers.
Tellement plus que du raisin
Si la culture du raisin relève de la sphère agricole, le vin va bien au-delà. « Le vin n’a rien de naturel » affirme Bruno. « Si on laisse le vin se former de manière naturelle, on obtient du vinaigre. Nous sommes en fait à 100 % dans le monde de la culture. »
L’œnotourisme, l’immobilier viticole, les clubs œnologiques, les cours d’œnologie… une grande partie de ce secteur a moins à voir avec le vin proprement dit qu’avec le monde où celui-ci est consommé et produit. Ainsi, dans certaines régions de France, le prix de l’immobilier viticole s’est envolé bien au-delà de tout rapport direct avec le prix de la bouteille. La Bourgogne illustre parfaitement cette tendance, où le Clos de Tart a été vendu en 2018 pour un montant record de EUR 220 millions ; soit quelque EUR 29 millions l’hectare pour un domaine viticole certes très prestigieux, mais qui ne produit que 25 000 bouteilles par an. Difficile de justifier le retour sur investissement en ne comptant que sur le vin, aussi bon soit-il…
Tout cela influe sur l’ensemble du marché. Et en France, le vigneron moyen a particulièrement à cœur de proposer une expérience qui séduise les consommateurs et reflète leurs valeurs. Pour ces vignobles, cela implique un avenir durable – une démarche fructueuse par les temps qui courent. « Il est vrai que, parmi les vignerons que nous connaissons, ceux qui se sont engagés dans la voie de la responsabilité sociétale s’en sortent beaucoup mieux » constate Étienne. « Cette approche offre plus de souplesse, favorise l’échange d’informations et permet à chacun de bénéficier d’une collaboration renforcée pour comprendre les enjeux et trouver des solutions. »
De fait, le Domaine de la Jasse n’a pas seulement survécu à la pandémie – il a prospéré. « Pour nous, la pandémie a été extrêmement bénéfique ! » s’enthousiasme Bruno. « Bien que 95 % des vins du domaine soient exportés, les liens solides établis avec des clients fidèles ont permis de réaliser des ventes importantes. » Castelbarry aussi a vu peu d’effets négatifs. « Il y a plus de solidarité » dit Bernard. « Ça change bien des choses. »
Il serait difficile d’imaginer une France sans vin.
Priorité aux parties prenantes
Alors, comment ont-ils tous commencé leur parcours vers la responsabilité sociétale ? La première étape a consisté à effectuer une évaluation initiale de leur situation actuelle en la matière, en s’attachant à analyser les risques, à déterminer les forces et les faiblesses et à définir des stratégies. Il s’agit d’une tâche ardue mais nécessaire et utile, à laquelle les parties prenantes ont pris une part active. « Non seulement les parties prenantes sont affectées par chaque décision prise par l’organisation, précise Étienne, mais elles font partie de la solution, en particulier le personnel. »
« Nous voulions trouver des projets à fort impact qui motivent nos collaborateurs et nous avons été surpris par leur enthousiasme » ajoute Étienne. « Nous avons désigné un chef de projet et organisé plusieurs réunions et nous suivons désormais un processus structuré d’identification et d’évaluation annuelle des projets, afin que chacun puisse mesurer l’importance de son rôle. »
Ces nombreux projets portent notamment sur la gestion de l’eau et de l’énergie et sur la santé et la sécurité au travail. La santé et le bien-être du personnel font également l’objet d’une attention particulière, et un projet est en cours pour mettre en valeur la participation du personnel à une association locale et communiquer au sujet de l’objectif visé. Bien entendu, la satisfaction du personnel s’en est trouvée améliorée.
Servir la communauté
La participation à la vie locale fait partie intégrante du processus. En plus de soutenir des projets locaux par des dons et d’offrir des stages aux nouveaux venus du secteur, le Domaine de la Jasse a également mis ses vignes à la disposition d’entreprises locales. Par exemple, une étude menée par une entreprise locale sur les effets de l’utilisation d’urine humaine pour irriguer et fertiliser les vignes a donné des résultats ne se limitant pas au bel aspect de quelques raisins. Elle a également contribué à faire connaître l’entreprise qui a lancé le projet et à faire progresser une technologie qui pourrait permettre d’économiser d’importantes quantités d’eau dans une région chaude, sèche et sujette au déficit hydrique. « Grâce à la réflexion nécessaire pour mettre en œuvre ISO 26000, nous en savons plus sur la manière dont nous pouvons être utiles » conclut Bruno.
Castelbarry joue aussi un rôle clé dans sa communauté et offre en particulier des perspectives aux jeunes viticulteurs en leur proposant de faire équipe avec des viticulteurs plus expérimentés pour apprendre le métier. Le domaine s’efforce également d’éviter que les vignobles ne soient vendus et utilisés à d’autres fins. « Si l’acquéreur d’un vignoble avait l’intention d’arracher les vignes et de construire un grand bâtiment d’un style différent de celui des habitations de la région, par exemple, cela pourrait déstabiliser les vignobles avoisinants et modifier radicalement le paysage et l’image de l’appellation » dit Bernard.
Sans oublier l’environnement…
Si le vin est culturel, le secteur reste largement tributaire de l’environnement, et le début de l’année 2021 lui a porté un rude coup avec le gel printanier d’avril, qui a ruiné jusqu’à 100 % de la récolte de certains vignobles. Les événements de ce type sont de plus en plus fréquents. « Ces quatre dernières années », note Bernard, « le secteur a été confronté à des conditions météorologiques assez extrêmes. Nous nous efforçons de respecter l’environnement, car nous savons que nous sommes responsables des effets subis aujourd’hui et de ce qui se passera demain. »
C’est pour cette raison que les vignerons membres de Castelbarry sont tenus de se plier à des exigences respectueuses de l’environnement qui sont plus strictes que celles de l’appellation et qui sont liées à des aspects tels que la gestion de l’eau et la lutte contre les parasites. Ils ont également un projet d’accompagnement de 20 de leurs collègues vignerons pendant deux ans en vue de les aider à réduire fortement, voire totalement, l’utilisation de produits chimiques dans leurs vignes. Cette initiative pourrait d’ailleurs être élargie afin que d’autres puissent en bénéficier à l’avenir.
La Maison Gabriel Meffre est aussi engagée depuis longtemps dans une démarche éco-responsable et vise à ce qu’au moins 50 % de sa production soit labellisée HVE (Haute Valeur Environnementale) d’ici 2023. Elle est également fière de rappeler qu’elle a été la première à mettre au point une bouteille de vin sans étiquette utilisant la gravure en relief et pesant seulement 400 g (le poids moyen est de 500 g et plus). Cette mesure lui a permis d’économiser 2 010 tonnes de verre depuis 2009, année de lancement du projet.
Il ne s’agit pas uniquement de mesures à grande échelle, car le diable se cache souvent dans les détails. Ainsi, pour éloigner les papillons nuisibles, les viticulteurs de Castelbarry sont tenus de remplacer les produits chimiques par des phéromones, qui sont même conditionnées dans des diffuseurs biodégradables.
Sauter le pas d’ISO 26000
Selon nos trois intervenants, la mise en œuvre d’ISO 26000 est une démarche longue et difficile, mais qui a porté ses fruits – dans tous les sens du terme. Elle a mis en relief des opportunités, remarque Bruno, et a permis de repérer toutes les activités ou méthodes de travail dépassées.
Chacun d’eux avait impérativement besoin d’une stratégie bien conçue, mais pas dans l’espoir d’en tirer une quelconque gloire. S’ils ont tous constaté une amélioration de la réputation de leurs vignobles, aucun n’aurait entrepris de mettre en œuvre la norme pour une raison aussi illusoire. Ce qui se révèle déterminant, c’est un véritable désir d’obtenir un produit de valeur en réduisant l’impact sur la planète et d’apporter un peu de soleil dans un monde brutal et incertain. Trinquons à cette initiative !
Qu’est-ce qu’un « label » ?
L’ISO 26000 est une norme relative à la responsabilité sociétale qui ne se prête pas à la certification. Consciente du souhait des organisations de faire connaître leur démarche à un public plus large, l’AFNOR, membre de l’ISO pour la France, a élaboré sa propre marque de certification – le « label Engagé RSE » – sur la base d’ISO 26000. Les organisations qui appliquent les recommandations d’ISO 26000 sont évaluées et notées de 1 à 4, le niveau 4 correspondant à « exemplaire ». Pour soutenir encore davantage le secteur du vin, l’AFNOR a établi un partenariat avec l’association « Vignerons Engagés » en vue de créer une certification spécifique au secteur.
Qu’est-ce que la responsabilité sociétale ?
« Responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et activités sur la société et l’environnement, se traduisant par un comportement éthique et transparent qui contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société ; prend en compte les attentes des parties prenantes ; respecte les lois en vigueur tout en étant en cohérence avec les normes internationales de comportement ; et est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations. »
ISO 26000, Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale